mercredi 27 janvier 2016

Avis sur "En quoi la BD donne-t-elle à penser ?"

Le 25 janvier 2016, à l'occasion de la grande messe Angoumoisine, Arte diffusa sur son site internet une émission consacrée à la bande dessinée. Présentée par Raphaël Enthoven, on pouvait y voir un échange avec Tristan Garcia.



http://www.arte.tv/magazine/philosophie/fr/en-quoi-la-bd-donne-t-elle-penser-philosophie#.VqiZRnOhcBR.facebook

Bien que l'échange soit globalement intéressant, surtout pour des néophytes ne s'étant jamais réellement interrogés sur ce médium, quelques anicroches me font grincer des dents.

- Les deux comparses se posent devant une fresque de Giotto, relevant que bien qu'il y ai une continuité d'images, entrecoupées d'ellipses, on ne peut parler de bande dessinée. Ce qui est vrai dans son acception habituelle, mais rien n'interdit à une bande dessinée de recourir exclusivement à ce type de procédé très elliptique. De plus il existe un format typique de bande dessinées -souvent- en 3 cases : les comics strips. Donc rien, mais alors absolument rien n'interdit d'avoir une bande dessinée "découpée" comme la dite fresque.
Juste après, Enthoven explique que si on affiche les cases, ou même les pages, jusqu'à recouvrir un mur, ce n'est plus de la bande dessinée (sans vraiment plus d'explication), et à Tristan Garcia de venir renchérir derrière en affirmant qu'en effet celà "tue la bande dessinée". Ah bon. J'en reste coi, et attend des explications, qui ne tardent pas à venir :
Pour Tristan Garcia, celà tue la double articulation de la bande dessinée, qui n'existe QUE chez celle-ci et pas du tout dans le type de narration "religieuses" que sont les fresques ou autres triptiques, précise-t-il.
Cette double articulation on la retrouve avec ces petites images qui se succèdent pour former une grande image : la page (Je crois qu'on oublie encore que le comic strip existe depuis la naissance de la bande dessinée.), ainsi qu'avec ces pages se "recouvrent les unes les autres".

Stupéfait, ébahis, j'entend Raphaël Enthoven lâcher un "c'est ça !".

Pourtant, un comic strip est un tout, une succession de 3 cases, sans avoir "besoin" qu'une page en recouvre une autre pour qu'on dise "c'est de la bande dessinée". D'ailleurs, l'exemple même que prennent les deux comparses, à savoir une bande dessinée de Gaston Lagaffe, est la preuve du contraire de ce qu'ils avancent : une seule et unique page peut suffire à en faire une bande dessinée, pas besoin d'avoir cet notion de page qui vient recouvrir l'autre.
De plus, c'est nier totalement la bande dessinée sur internet, comme les blogs (http://bastienvives.blogspot.fr/) ou les expérimentations de Scott McCloud (http://www.scottmccloud.com/1-webcomics/zot/zot-06/zot-06.html).
Non, si la bande dessinée perd effectivement de son intérêt une fois affichée au mur, c'est parce qu'inconsciemment, nous associons cette représentation à une exposition picturale. Nous nous intéressons donc à l'aspect pictural pur, et oublions de lire (ou disons que nous sommes moins disposés à). Aussi, comme ils l'expliquent très bien eux-même plus tard, l'image (et encore plus la page) de bande dessinée est généralement moins propice à "capturer" le regard qu'une peinture ou une photographie, car de par sa nature elle doit être parcourue et cherche à accompagner ce regard, plutôt que de le garder 'prisonnier".

- Ensuite ils s'interrogent sur les raisons pour laquelle la Bande dessinée est encore et toujours considérée comme un art simpliste, "pour enfant". Je m'attendais a ce qu'on parle de l'historique éditorial du médium, de l'attachement anglo-saxon au terme "comic", et en france à celui "d'album" (terme dédié aux albums reliés pour la jeunesse)... Mais non.

Alors, oui, on nous parle bien de l’a-priori selon lequel étant un genre batard (entre l'art illustratif et l'art narratif), les intellectuels estimaient que la bande dessinée n'avait rien créé, qu'elle n'apportait rien de spécifique. D'où leur désintérêt. Il aurait été néanmoins intéressant d'apporter les arguments qui viennent contredire celà (ils sont légion), plutôt que cette conclusion abracadabrantesque qui enterine plutôt ce type d'apprioris. Je m'explique :

Pour conclure, figurez-vous que Tristan Garcia à une théorie, très personnelle, du pourquoi de l'apparition de la bande dessinée en fin du XIXeme siècle, vers 1895 (on repassera pour la grossière approximation, puisque Rodolphe Töpffer aurait plutôt créé cette nouvelle forme narrative en 1827) :

La bande dessinée serait là pour recréer un semblant de structure constituante chez l'enfant, en remplaçant symboliquement les rituels ancestraux qui disparaissent progressivement au XIXème siècle, car on estime "qu'ils ne sont plus nécessaire dans la société". Oui. Carrément. Il rajoute que la permanence des cases (oui là, on oublie carrément que des "pages peuvent en recouvrir d'autres"... donc pour la permanence on repassera), permettrait de continuellement se voir soi-même (ou un personnage-avatar par phénomène d'empathie ou d'identification, je suppose) dans toutes les cases et donc dans tous les temps, enfant, adolescent, adulte, afin de pouvoir se lire comme un seul être.

Je m'interroge.

- Cette permanence, on la retrouve plutôt au cinéma, qui lui aussi peut utiliser des fracture de temps sous forme d'ellipse. Pourquoi n'a-t-il pas totalement destitué la bande dessinée dans ce cas ? Pourquoi attribuer cette spécificité uniquement à la bande dessinée ?
- Et dans le roman, qui existait bien avant la bande dessinée (même le roman pour enfant) ? Aucune permanence ? Et avec ses paragraphes, ou mieux, ses chapitres ? N'est-ce pas aussi un moyen de "découper physiquement le temps" ?
- Si ces rites ancestraux ne sont plus considérés comme nécessaires, pourquoi trouver un intérêt à les proposer sous une autre forme ?
- Pourquoi considérer encore et toujours que la bande dessinée est fondamentalement destinée aux enfants, alors que les petites scènes imaginées par Topffer étaient des satires sociales et politiques, un peu à la manière de Molière, donc plutôt destinées à amuser les adultes.
Bref, tout celà me paraît légèrement tiré par les cheveux.

De plus, le dernier point me dérange tout particulièrement, car depuis plus de 30 ans maintenant, des auteurs s'évertuent à réaliser des contenus profonds et mâtures, bien loin de la représentation simpliste, enfantine et gentillette qui colle toujours à la bande dessinée.
Cette émission, bien qu'apportant son lot de réflexions intéressantes ou pertinentes, entretient cette image rétrograde. Ajoutons que les oeuvres abordées sont Tintin, Gaston et le Marsupilami (on parle également d'Astérix rapidement)... La représentation absolue de la lecture de jeunesse. Terrible. Alors effectivement on cite aussi Druillet par exemple, qui est tout sauf un auteur jeunesse -mais qui peut être relié à l'adolescence- et surtout on le cite ponctuellement, sans en parler réellement.
Pourtant, "en quoi la BD donne-t-elle à penser ?", quel titre prometteur ! Il y aurait tellement de choses à dire sur le médium, d’œuvres à citer, plutôt que de s'enfermer dans un discours, dans une vision étriquée qui l'étouffe ! Cette émission fait tout l'inverse de ce que le titre promettait, plutôt que de lui ouvrir les portes de la considération intellectuelle, elle renferme la bande dessinée dans son image habituelle, celle d'un sous produit culturel, peu propice à engendrer une forme de pensée dense et mâture.
Mais en regardant de plus prêt, un oeil averti aura pu repérer un indice dans le titre lui-même, avec ce "BD" ("la bédé"), cet acronyme renvoyant à lui seul à la dénomination enfantine de la bande dessinée...L'association d'idée était déjà là...